La Terre des Femmes et ses Magies

Le sang cataménial et la magie des premières transformations de la jeune fille

Extrait de « LA TERRE DES FEMMES ET SES MAGIES », par Jocelyne Bonnet, Editions Robert Laffont, Collection Les Hommes et l’Hisoire

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__ Chapitre Premier__

Tare ou privilège, les menstrues, vraie différence / 23 – Les menstrues:  » Qui ne fleurit, ne graine.  » / 25 – Les noms du sang secret / 26 – Le sang cataménial et la défloration mystique / 29 – Les menstrues, mort initiatique / 30 – Initiation mystique et réclusion de la jeune fille pubère / 32 – La peur du sang cataménial/ 35 – Douze ans, l’âge de la première initiation / 39-  » Avoir ses règles  » et rentrer dans le clan des femmes/ 41 – Le cadre des mystères féminins: le cycle des veillées / 42 – La solidarité symbolique entre filage et sexualité / 43 – Les rythmes féminins / 44.

TARE OU PRIVILÈGE, LES MENSTRUES, VRAIE DIFFÉRENCE

Le réseau de prescriptions et de coutumes curieuses tissé autour du sang menstruel s’étend loin dans l’espace et le temps; tissu solide de relations au monde imaginaire, il survit malgré les apports conjugués de spécialistes démontrant le phénomène physiologique pour l’opposer aux  » superstitions « .

Dans un XXème siècle finissant où il s’agit pour l’individu d’apprendre plus que d’éprouver, le progrès matériel scientifique et technique a souvent remplacé la recherche personnelle. Les jeunes filles apprennent à consommer les pilules contraceptives, à attendre la possibilité d’un enfant programmé en  » oui ou non  » dans un univers économiquement assuré, et ceci sans réfléchir aux différentes facettes de l’expérience.

Règles confisquées, fécondité oubliée, maternité ajournée, ménopause différée, rythmes féminins gommés, une femme semblable à l’homme doit naître. Que gagnera-t-elle au change? Les deux sexes ne seront jamais identiques: ils correspondent à des physiologies, à des psychés distinctes(1). L’égalité en droit ne signifie pas, comme on serait tenté de le comprendre trop facilement: égalité des modes d’être. La vraie différence, le partage évident entre hommes et femmes, c’est le moment des règles. Elles font que les filles sont  » formées  » en les distinguant des hommes. Les menstrues souvent vécues comme une tare sont aussi un privilège, un enjeu, même. Pour mieux éprouver ces faces opposées, il faut interroger la civilisation des femmes dans ses expressions, ses rites et ses croyances.

La civilisation matérielle en marche est conquérante tant qu’elle ne déshumanise pas. Elle compte, parmi ses pertes, celles du monde de la mémoire, du rêve, de l’intuition, de l’imagination, se manifestant dans l’opposition grandissante d’un Dionysos révolté(2). Or, ce monde des réalités intériorisées vit dans les investigations proprement féminines. Il culmine chez la jeune fille au changement pubère et ensuite chez la femme au moment des menstruations, la transformant en femme lunatique, c’est-à-dire sous l’influence de l’astre lunaire. Certains prétendront qu’il s’agit là de fadaises idéologiques, de mythologies d’autres temps; les mêmes qui oublient d’ailleurs que l’invention des idéologies et des mythes est toujours en route, et qu’ils éclairent leur propre quotidien. Il ne suffit plus d’ausculter le corps féminin pour qu’il rende tous ses mystères ou d’analyser la somme des  » aliénations  » possibles, il faut aussi interroger l’univers des représentations féminines, celui des hommes et les civilisations auxquelles ils ont donné naissance.

Le processus mental occidental aime étiqueter les appartenances, les tendances, il crée un clivage entre la femme dont la mission naturelle est la procréation et celle qui devient l’objet d’une  » domestication qui vise à la spécialiser… en machine de reproduction et dont la reproduction est un travail (3) ». Il n’entre pas dans mon dessein d’adopter une attitude qui serait forcément polémique: considérer soit la face sujet, soit la face objet du cas féminin. D’ailleurs, dans un monde où la femme domestiquée n’a plus cette mission naturelle, la parade évidente est la dénatalité. Tant qu’il y aura des femmes physiologiquement femmes, elles le seront sexuellement et culturellement.

Les sociétés traditionnelles et les sociétés hétéro-culturelles des pays industrialisés, relevant toutes les deux de l’ethnologie, montrent que la femme est l’objet de considérations, de traitements, de contrôles. Elles révèlent en même temps que celle-ci est sujette à se soustraire aux normes, à les transgresser, à se transformer elle-même. Plus ou moins féminines, les femmes sont fatalement ambiguës pour les hommes à cause de leur  » sang « . Cette  » rouge différence  » est le sang,  » dernière citadelle des femmes témoignant encore du grand pouvoir sur la vie(4) « . L’éternelle ambiguïté en fait également le sang occulte, innommable et gênant. Quelle est cette vraie différence?

LES MENSTRUES :  » QUI NE FLEURIT, NE GRAINE.  »

Les mystères féminins concernent la conception, les menstrues, la naissance, la fécondité, et plus généralement la fertilité universelle. Ils sont au centre d’antiques rituels féminins, connus dans l’aire européenne. On peut encore les dégager d’un ensemble de conditions qui mêlent les activités féminines fertilisantes à celles de l’ensemble de la communauté rurale.

Que reste-t-il de ces secrets de  » travail de femme  » dans les communautés rurales? Quel est leur rapport avec les symboles de fécondité, fertilité? La spécificité de cette expérience féminine n’explique-t-elle pas le  » désir de ces femmes de s’organiser en cercles fermés afin de célébrer les mystères en relation avec la conception, la naissance, la fécondité et en général la fertilité universelle(5) « ?

Le premier des mystères féminins est, sans nul doute, celui qui célèbre l’arrivée des premières menstrues, puis leur retour régulier au bout d’une lunaison. J’emprunterai à Fritz Wosselmann (6) une partie de la documentation qu’il a rassemblée dans un ouvrage précis et unique en son genre: La Menstruation, légendes, coutumes et superstitions. Malgré les difficultés que l’on rencontre pour trouver des données précises sur un sujet très chargé en interdits, cet auteur a le mérite d’avoir rassemblé en une centaine de pages des mythes et légendes de tous pays afin de lever le lourd rideau qui cache une partie de l’histoire secrète des femmes.

Ce mystère est d’autant plus chargé de sacré que l’on évite de le nommer; on en parle à mots voilés ou tout au moins par euphémismes. L’image autrefois la plus courante était celle des fleurs:  » fleurs des fleurs « ,  » la fleur qui s’ouvre  » pour les premières menstrues. En Lettonie, l’utérus est la  » mère des fleurs (voir note 6) « , et en Allemagne, en France, un  » bouton de rose « .

Ambroise Paré donne une référence historique et analogique qui éclaire ces métaphores.  » La fleur est le fondement ou préparatif à la semence et au fruit de chaque plante. Pour cette cause, on appelle fleurs les purgations menstruelles de la femme, d’autant qu’elles précèdent communément et sont comme préparatifs à leur fruit, qui est l’enfant, dont il s’ensuit que les femmes ne pensent avoir d’enfants devant qu’avoir leurs fleurs.(7)  » Propos que les sages-femmes résument en cinq mots

 » Qui ne fleurit, ne graine.  »

La métaphore la plus courante exprime une relation de cause à effet entre les menstrues et les naissances, par l’analogie avec la relation semblable entre la fleur et la graine. Cette image place les menstrues au sein des rituels de fertilité. Les femmes maîtrisent toutes les offrandes florales; alors que les hommes offrent des mais, des branchages verts, les femmes cueillent les fruits ou les ramassent, car il s’agit d’enfantements végétaux; les hommes taillent les arbres, comme ils fécondent les femmes(8).

La fête de Chandeleur et de la purification de la Vierge, quarante jours après la naissance du Christ, est un rituel de catharsis féminine, purgeant symboliquement toutes les femmes de leurs flux cataméniaux. Cette fête de purification les prépare à la période des conceptions printanières qui renvoie aux naissances d’hiver (livre VI: les saisons de la terre).

D’autres expressions imagées, de nos jours encore, entourent les menstrues de ce lourd mystère qui a son origine dans la nuit des temps de la conscience féminine.

LES NOMS DU SANG SECRET

Dans de nombreux langages, les mots pour  » menstruation  » et  » lune  » sont les mêmes ou du moins ont les mêmes racines étymologiques. Ainsi  » menstruation  » signifie  » changement de lune « , la racine latine  » mens  » donne menstrues et mois. Les phases de la lune permettaient de compter le temps des paysans primitifs et les menstrues permettaient les prévisions féminines. Les paysans européens utilisent pour la période menstruelle l’expression  » avoir ses lunes « . Briffault (9) relève d’autres exemples de l’analogie femme-menstruée et lune. Le Mandingue emploie le terme carro dans le sens de lune et de menstruation, le mot congolais njonde a cette double signification. Il en est de même dans le détroit de Torres, en Inde. Les Indiens d’Amérique du Nord pensent que la lune est une femme réelle, la première à avoir existé. Lorsque la lune est décroissante, ils disent la lune  » indisposée « , au sens où ce même mot est utilisé en France comme synonyme de menstruation. Il en est de même chez les Maoris. Dans le domaine européen, les paysans croient que la lune a ses menstrues. La lune rousse du mois d’avril est une lune menstruée qui brûle, grille,  » rouille  » la nature.

Les expressions: avoir  » ses mois « ,  » ses lunes « ,  » ses périodes « ,  » ses règles « ,  » ses ourses « , font référence aux rythmes lunaires et aux temps où la femme est sous son apparence d’ourse, c’est-à-dire encore sauvage, bientôt nubile. Ces expressions font référence aux cultes antiques, tel celui des jeunes Athéniennes astreintes au service temporaire d’Artémis de Braurôn :  » Les jeunes filles devaient imiter l’ourse avant leur mariage.  » Avant d’avoir des rapports sexuels, elles entraient au service d’Artémis pour le rachat de leur virginité. Le mythe expliquait que l’ourse était l’animal favori d’Artémis qu’on avait fait périr (10). Le caractère sacré des premières menstrues trouve son expression dans l’offrande par ces vierges grecques de leur premier linge menstruel à Artémis Braurônia. Ensuite, ces jeunes femmes nubiles entraient au gynécée, accédant au statut social de femmes respectées par les hommes, protégées par les lois. La femme en relation avec la lune, ou la Grande et la Petite Ourse, est en rapport symbolique avec les astres, les constellations, le monde cosmique (11).

La Grande Ourse est le principal mythe grec du pôle céleste. Dans les légendes celtiques, elle est également nommée le Char d’Arthus (Artos – l’ours royal, le guerrier, le chasseur, opposé au sanglier sacré de la classe sacerdotale). L’ourse, divinité des montagnes, est dans le légendaire grec (12) la constellation, repère de navigation, toujours au-dessus de l’horizon, jamais immergée, c’est-à-dire éternellement vierge, car interdite du rite prénuptial grec : le bain.

Les jeunes filles, émules d’Artémis, fille de Zeus et vierge, protectrice de la virginité, sont avant leur nubilité comme la chasseresse.  » Dame des animaux sauvages « , Artémis (Diane) est également la Lune (Séléné, Phœbé), sœur d’Apollon-Soleil, et la  » déesse aux trois formes « , Séléné régnant dans le ciel, Artémis régnant sur la nature terrestre, Hécate régnant dans les Enfers, la nuit, aux croisées des chemins.

Les femmes qui ont leurs lunes ou leurs ourses restent légendairement en relation avec Artémis, la déesse non mariée.

D’autres expressions nommant le sang cataménial font référence au sang lui-même, bien sûr sans le nommer. Elles suggèrent alors un sang en relation avec une bataille ou une blessure. En Alsace, au début du siècle, on disait que  » la femme a son tailleur  » ou  » ses culottes françaises « , comme l’on disait ailleurs  » avoir les Anglais « ,  » repousser les Boers « , ou  » avoir les garibaldiens (13) « , par référence aux culottes de couleur rouge que ces hommes portaient.

Les expressions les plus courantes sous-entendent qu’il s’agit d’un temps où la femme doit se cacher et peut en ressentir un profond malaise. En France, au XVIème et au XVIIème siècle, on disait  » être mal à soi « ,  » avoir les males semaines « ,  » avoir les ordinaires, ses affaires, ses histoires, ses brouilleries, ses catimini- « , comme on dit de nos jours  » avoir ses bidules, ses trucs, ses machins  » et autres onomatopées. En fait, toutes ces expressions se regroupent autour du terme  » catimini « , dérivé du grec katamênia,  » menstruation « . Elles veulent exprimer qu’il s’agit d’une chose sans importance, qu’il faut cacher.

Il est de fait que la période des  » fleurs  » et du  » catimini  » place la femme en un temps réputé dangereux, ou la malfaisance des menstrues s’attache aux femmes elles-mêmes. Il n’est pas difficile d’imaginer que celles-ci, dans les meilleurs des cas, aient cherché à minimiser ce temps, voire le cacher. Ces expressions en portent le témoignage.

Autre témoignage, un texte allemand du XVIIème siècle (14), décrit ainsi les conseils à donner aux femmes en menstrues :

 » – que la fille ne se mêle pas aux gens, évitant danses et noces que les femmes mariées soient particulièrement attentives (elles ne devaient pas avoir de rapports sexuels dangereux pour la santé du mari et pour la naissance possible d’un enfant, dévolu aux puissances infernales) – de façon à éviter de loin les hommes à l’époque des fleurs, afin qu’elles ne pleurent ni ne s’irritent, ni ne les battent, de peur que le poison ne déforme leurs membres – qu’elles évitent de toucher et d’embrasser les enfants, de toucher les mets à la cuisine, de s’approcher du tonneau à la cave, de s’attarder près des arbrisseaux au jardin – de se mirer dans aucune belle glace – mais qu’elles restent, bien tranquilles chez elles, à coudre et se bien garder – qu’elles ne soient point parcimonieuses de la toile de lin, afin d’éviter que la domesticité ignorante ne trouve sur le plancher la rouille morbide.  »

L’idée se dégage que ce temps du flux cataménial est une mort symbolique qui doit tenir à l’écart de tout ce qui est vivant ou en train d’être produit: les mets cuisinés, vins, jeunes plantes.

SANG CATAMÉNIAL ET DÉFLORATION MYSTIQUE

L’origine des règles donne lieu à des conceptions variées (15). Les explications les plus courantes font de la femme un être éternellement blessé, payant un tribut malcommode pour l’expiation d’une faute ou d’un péché ancestraux (pas obligatoirement commis par une femme). Le serpent intervient souvent en cause immédiate, comme en témoigne l’aventure de l’Ève ancestrale du paradis mythique occidental. Le serpent est associé à la lune et aux déesses lunaires. Hécate est coiffée de serpents. Dans le service de ces déesses, assuré par des jeunes vierges, le serpent est souvent représenté nourri par ces servantes. La grande Mère de la terre, Déméter, avait pour gardien dans son temple d’Éleusis un serpent sacré. Une union mystique avec le serpent était le moment culminant des mystères d’Éleusis. A la défloration mystique succède la réouverture menstruelle de la blessure, confondant sang menstruel et hémorragie de la défloration. Cette expiation de la faute d’Ève par les femmes menstruées des traditions judéo-chrétiennes est répétée en d’autres lieux sous la forme d’un culte rendu au serpent initiateur, ou à l’homme lunaire.

En Afrique du Sud, chez les Cafres, les jeunes filles attendent la visite du Grand Serpent initiateur. Symbole phallique, le serpent est l’incarnation virile. Chez les Néo-Zélandais, c’est l’époux lunaire qui vient comme aux îles Murray violer les femmes et déflorer les jeunes filles.

 » Certains Papous croient que la première menstruation est due à des rapports sexuels pendant le sommeil avec la lune sous forme d’homme, la fille rêvant qu’elle se livre aux embrassements d’un homme réel.  » Seligmann (16) décrit la légende d’origine du sang cataménial en Nouvelle-Guinée. Elle est due à l’homme de la lune.

 » II y a bien longtemps, la lune vivait sur terre sous forme d’un très petit jeune homme. Il poursuivait les femmes et les filles dans leurs jardins et à force de crier et pleurer, attira l’attention de l’une d’elles qui, par pitié, le prit et le mit dans un panier qu’elle suspendit dans son jardin. Comme il se plaignait toujours, par pitié elle le nourrit et lui accorda même de coucher avec elle. Elle devint enceinte. Bientôt son mari s’en aperçut et l’accusa d’adultère. Comme elle niait, il décida de l’épier. Un jour en effet, il surprit les deux amants et attendit qu’ils se séparassent. Au bout d’un moment, il vit le petit jeune homme se retirer dans son panier, suspendu à un arbre au fond du jardin. Il y mit le feu, en empêchant la fuite du petit bonhomme, qui périt dans les flammes. Son sang jaillit jusqu’au ciel et devint la lune. Du haut du firmament il annonça qu’en expiation toutes femmes et filles seraient condamnées à saigner à son apparition, à l’exception des très jeunes et des très vieilles, et aussi des femmes enceintes, en souvenir de la grossesse qu’il avait causée.  »

LES MENSTRUES, MORT INITIATIQUE

Le symptôme physiologique constitué par les premières menstrues est le signe de la rupture individuelle de la jeune fille avec le monde de l’enfance et son univers quotidien. Ce stade de la vie de l’adolescente correspond à une sorte d’initiation naturelle et individuelle.

En effet, l’adolescente, comme tout initié, affronte seule et dans le secret, cette manifestation. Au début du XXème siècle encore, aucun des adultes de la communauté villageoise ou familiale ne prévenait l’enfant du changement physiologique qui s’opérait en elle. Effrayée, se sentant coupable, elle vivait ce temps des menstrues comme un temps qui la séparait du groupe. Elle cherchait alors refuge auprès des aînées, sueurs, cousines, voisines ou « amies de communion » qui transmettaient alors les instructions et les expériences des unes et des autres.

La jeune fille apprenait ainsi qu’elle était dès lors femme entre toutes les femmes, comme ses mère et grand-mères, tantes et voisines, mais le silence était obligatoire: « On n’aurait jamais parlé de ces choses-là avec sa mère. » Cette initiation secrète correspond à une mutation profonde. L’adolescente, transformée dans ses fonctions biologiques, meurt à la vie d’enfant, pour renaître à la vie de mère potentielle, de même que l’initié meurt à la vie profane, pour renaître à une vie différente.

Autre point d’analogie avec l’initié, la jeune fille devient le réceptacle de forces immanentes, en l’occurrence celles de la nature, qui provoqueront à chaque lunaison le retour du flux menstruel. A la différence de certaines initiations, la transformation de l’adolescente en mère potentielle s’effectue sous le signe du sang. Il y a là une raison suffisante pour croire à un véritable sacrifice où le sang portait l’ambivalence de la mort et de la naissance. Cette ambivalence explique la suspicion qui entoure la femme menstruée, et le lot d’interdits qu’elle doit respecter.

Aristote, dans l’Histoire des animaux, précise que le sang féminin coule « comme celui d’un animal qu’on vient d’égorger». Les menstrues sont le flot sacrificiel, prometteur de fécondité, de fertilité. En effet, après l’écoulement de sang, qui ressemble à un don à la terre, les femmes de la campagne jettent le seau d’eau qui a permis de laver le linge de leurs menstrues sur le tas d’humus végétal du jardin. Après ce retour d’énergie-sang au monde qui se recycle en mourant – l’humus, la terre -, la femme est à nouveau fécondable, comme la terre est fertile.

Cette mort symbolique régulière fait alterner des périodes de vie et de mort, dans le corps féminin. Elles placent la jeune femme à la fois du côté des forces visibles et invisibles. La femme est dès lors l’intermédiaire parfait entre ce double registre des forces de la nature. Cette liaison établit que la capacité de procréation est un rôle magique.

La fillette, commandée par le mystère naturel de ces premières menstrues, vit elle aussi dans une mort symbolique. Ce mystère individuel, indépendant du temps, est le signe de la maturité sexuelle. Il entraîne une rupture immédiate, celle qui s’opère au sein de la jeune fille, qui n’a généralement reçu aucun conseil et se sent « effrayée », « coupée des autres par son état anormal ».

Les interdits de paroles, concernant ce sujet, laissaient la fillette dans le secret de l’initiation qu’elle allait subir. Notre société a conservé ce rite secret jusqu’à ces dernières années où les cours d’éducation sexuelle ont quelque peu découvert le mystère. Mais, en fait, il reste bien présent. Les premières menstrues demeurent, telles des initiations secrètes, le temps où la jeune fille se sent malade ou anormale, en pleine transformation. La douleur pendant les règles et l’idée d’un secret que se partagent les femmes maintiennent cette situation.

Les douleurs des règles sont d’ailleurs la deuxième étape de l’initiation qui correspond à la douleur physique dont il faut faire l’apprentissage. « Les psychologues affirment que les douleurs sont dues au fait que les jeunes filles n’acceptent pas leur féminité. Les médecins de famille, quand ils sont consultés, prédisent que tout cela passera après le mariage ou après la première maternité, ce qui leur apprend cette autre vertu, toute féminine, la patience. »

Il apparaît que psychologues ou médecins traduisent, en leurs termes, la situation initiatique. La jeune fille doit apprendre à supporter son avenir, centré sur la conception d’enfants et l’accouchement, autre phase de l’initiation. L’expression, une nouvelle fois, précise le sens profond de cette situation. La scène semble éternelle: la fillette croit qu’elle est blessée ou malade et, lorsqu’elle s’adresse à sa mère, ou à une de ses aînées, elle entend: « Tu es formée à présent, te voilà devenue une jeune fille. » « Tu es formée » exprime parfaitement le destin féminin, en même temps que la transformation qui s’est opérée. Il s’agit bien là de la Magie Féminine essentielle, celle qui transforme, on ne sait quand, où et comment, le corps d’une enfant vierge en procréatrice.

INITIATION MYSTIQUE ET RÉCLUSION DE LA JEUNE FILLE PUBÈRE

Le sang cataménial symbolise la mort d’un être stérile, la jeune fille non menstruée. Imparfaitement sexuée avant la menstruation, elle naît ensuite femme et féconde. La joie et la fête se manifestent alors dans bien des populations pour l’arrivée d’une nouvelle procréatrice dans le clan des femmes par des cortèges, des banquets, des chants et des danses. Ces fêtes ressemblent en tous points à des mariages où l’on fêterait la future mère plutôt que son prochain accouplement , c’est d’ailleurs ce qu’il advient pour le mariage occidental. De nos jours cette tendance peut nettement s’observer. Les hommes et les femmes se marient en contractant alliance au moment où la jeune femme est enceinte. Il ne s’agit plus d’une fête de la virginité, mais de celle du premier accouplement.

Avant cette deuxième naissance, dans les sociétés traditionnelles, la jeune fille est généralement astreinte à une période de réclusion qu’elle retrouvera à chacune des périodes menstruelles et au moment de l’accouchement. En effet, l’ambivalence du sang des règles, mort et vie, bénéfique et dangereux, est due au danger des rapports qu’il suppose avec les « Invisibles », ancêtres et forces surnaturelles pouvant s’incarner dans la jeune féconde.

La réclusion pubertaire permet aussi l’initiation mystique due aux esprits ancestraux et aux dieux initiateurs; une sorte de pouvoir sacré envahit dès lors la future femme répandant crainte et respect autour d’elle. La recluse est « entre ciel et terre » selon l’expression de Frazer.

La sacralité, « la sainteté, la vertu magique, le tabou ou quel que soit le nom qu’on donne à cette mystérieuse qualité qui est censée pénétrer dans le corps de la personne qui est sacrée ou taboue constitue une sorte de fluide dont l’individu est chargé ».

L’isolement de la personne « taboue », la réclusion de la jeune fille menstruée sont recommandés dans l’intérêt de tous, par peur de la contagion, par crainte que la force n’explose ou ne détruise tout. Le mot polynésien tabu ou tapou généralisé sous la forme ethnologique tabou a la même racine indigène que tapa : menstrue. Le terme synonyme en langue dakola, wakan, désigne la puissance magique et la femme indisposée.

Ne pas toucher terre, ne pas voir le soleil sont les règles essentielles énoncées par Frazer. Elles concernent les souverains et les filles pubères qui ont en commun d’être dotés de puissance magique. Cette puissance foudroie ou contamine tout ce qui entre en contact avec eux. Nommée impureté des femmes menstruées ou sainteté des personnes sacrées, cette force magique est bonne ou mauvaise suivant l’usage qu’on en fait, d’où des règles précises quant à la terre et au soleil, d’où des prescriptions multiples selon les civilisations et les religions concernées, le plus souvent suivies sans une compréhension de leur sens profond.

En Afrique, chez les Zoulous , la jeune fille qui a son premier flux doit se cacher des hommes et se préserver du soleil où qu’elle soit. Rentrant chez elle à la nuit, elle ne doit pas fouler le sol des sentiers mais marcher sur l’herbe, puis elle est enfermée dans une hutte pendant une quinzaine de jours.

Chez les A-Kambas d’Afrique orientale , après ces mêmes prescriptions, lorsque les menstrues sont terminées, le père et la mère de la jeune fille doivent avoir des rapports sexuels afin que leur fille soit féconde. Dans d’autres tribus, le père doit sauter par-dessus la mère pour assurer cette fécondité.

Au cours de ces réclusions, les jeunes filles ne peuvent pas toucher les aliments. Elles sont généralement nourries par des compagnes, font des ablutions et sont interdites de voir ou de rencontrer des hommes sur le chemin qui les mène aux rivières pour leur bain. Durant cette période, les vieilles femmes leur donnent des enseignements. Par exemple, dans les tribus du grand plateau à l’ouest du lac Tanganyika, les vieilles initient les filles aux lois élémentaires de la vie, aux devoirs du mariage et aux règles de conduite, de décence et d’hospitalité des jeunes mariées. Elles sont enseignées à l’aide de modelages en terre représentant des animaux et objets de la vie courante, sortes de jeux de poupée occidentaux qui permettent d’illustrer l’enseignement. Des chants complètent ces instructions que les jeunes filles doivent comprendre et apprendre . Elles sont également initiées par les femmes qui chantent des chants lascifs et instruisent sur la sexualité .

Ces résidences interdites aux hommes peuvent être assignées aux jeunes femmes pendant plusieurs années, comme c’est le cas en Nouvelle-Irlande, en Nouvelle-Guinée et en Indonésie, en Inde, au Cambodge (voir note 24). Ces années de réclusion se terminent par des fêtes durant lesquelles les jeunes femmes ornées et admirées naissent à la vie sociale. En Australie, il s’agit plutôt d’enterrer la jeune fille jusqu’à la taille durant la journée. Elle regagne le camp le soir, et cela pendant sa période de menstruation qui se termine par un bain, et l’admission dans la société .

Chez les Indiens d’Amérique du Nord, la jeune femme à sa première menstruation est censée dotée de pouvoirs surnaturels. On craint notamment son regard. Elle subit elle aussi une période de réclusion, avec des variantes selon les tribus. En Amérique du Sud, chez les Indiens guaranis, la jeune fille est placée entre ciel et terre, cousue dans son hamac, semblable à un cadavre, elle ne reçoit aucune nourriture. Elle est ensuite confiée à une matrone (voir note 24).

Après la période des premières menstruations, les femmes restent isolées lorsqu’elles ont leur flux menstruel, elles résident hors des camps, et, dans le cas où un homme s’approche d’elles, elles doivent faire un détour ou crier pour le prévenir, en Australie, chez les Dieris, la femme indique le retour des règles en mettant de l’ocre rouge sur sa bouche . Généralement les activités touchant à la nourriture leur sont interdites. Dans cette même région, elles ne doivent pas ramasser les oignons, nourriture essentielle, sous peine d’en manquer. Autres interdits, elles ne doivent pas visiter les parcs à bestiaux et mangent séparément des hommes de peur que l’une d’entre elles n’enfreigne les « tabous ». De plus, elles ne doivent pas toucher les objets des hommes, notamment ceux relatifs à la chasse ou à la guerre, ce qui pourrait être considéré comme la mort plus ou moins assurée du mari.

Les interdits des premières menstruées sont si répandus et en tous lieux si nombreux, en tous temps si répétés que l’on peut constater la crainte générale du sang cataménial. Tous les législateurs: Manu, Brahmâ, Zoroastre, Moïse, se sont déclarés divinement inspirés pour décrire les prescriptions protégeant des dangers des femmes impures dévolues aux forces démoniaques. L’Histoire naturelle de Pline fournit une infinité de détails sur les dangers encourus par le contact de l’impureté féminine. La « rouille » aigrit les vins, tue ou fait avorter les animaux, rend la terre stérile, oxyde les métaux… On croit toujours aux vertus négatives des femmes en menstrues qui abîment les produits salés, fermentés, confits.

Comme le précise Frazer, les légendes qui gardent la mémoire de ces croyances millénaires font la démonstration que (la) position entre ciel et terre est attribuée à des êtres doués de ce bien à la fois envié et redoutable: l’immortalité ». Les menstrues et leur retour périodique relient les femmes aux initiations mystiques. Elles les transforment en êtres doués de pouvoirs, en intermédiaires privilégiés du monde des « Invisibles », en êtres nés deux fois, immortels. Le détour par des traditions d’autres temps, d’autres lieux, donne un sens profond aux attitudes que notre monde occidental a conservées sous forme de superstitions. Le but de cet ouvrage n’étant pas de juger du bien-fondé de ces croyances, mais du système d’explication qu’elles peuvent fournir, nous voici prêts à mieux comprendre les croyances qui hantent toujours le quotidien de nos contemporains occidentaux.

LA PEUR DU SANG CATAMÉNIAL

Dans le monde occidental actuel, qui semble avoir gommé ce fond de croyances traditionnelles, lorsqu’elles ont leurs règles, les femmes disent souvent: « Quand j’ai mes périodes, tout est différent, j’ai les nerfs », « Il ne faut pas me contrarier. » Les hommes sont perplexes, voire méfiants: « Les hommes s’en méfient un peu », « C’est le moment où elles sont toutes un peu sorcières », « Elles font tourner la nourriture », « Elles sont capricieuses et lunatiques. » Les témoignages reflètent soit le silence et l’embarras relatifs aux anciens interdits, soit la volonté de les transgresser par la parole, si ce n’est par l’acte. Les menstrues deviennent pour hommes et femmes une malédiction subie. Malgré une information au caractère parfois ostentatoire en ce qui concerne notamment la publicité des garnitures périodiques, et les conseils d’usage, la vieille peur demeure. Elle est toujours accompagnée de l’idée de secret, de douleur à craindre, du sentiment de ségrégation.

« L’information vise à lever les interdits que les pédagogues jugent sans fondement et rend caduque toute une série de rites, qui tout en étant sans doute archaïques assignaient une place à l’événement et, partant, aux petites filles . » L’information sexuelle, à l’école, est jugée par trop technique, elle ne crée pas le lien social nécessaire à la classe d’âge adolescente, ne relie pas au monde affectif. Elle n’est pratiquement pas plus informante que ne le sont les parents, toujours embarrassés et silencieux devant le tabou du sang menstruel, l’acte sexuel. La tradition persiste dans son aspect le plus négatif, le silence. De temps en temps les jeunes filles comme toujours s’informent entre elles de telle lecture, de tel fait extraordinaire, archaïque.

La curiosité se nourrit alors de l’énumération des interdits les menstrues sont dangereuses pour les corps et pour les émulsions (jus de fruits, sauces). Elles semblent l’être aussi pour les produits salés. Elles peuvent intervenir au moment de la préparation des produits de conserve, au saloir. Elles font « tourner le cochon », « manquer les salaisons », au pressoir « elles font tourner le vin en eau ». « Lorsqu’une femme était en menstrues, si elle travaillait dans les champignonnières, on lui donnait congé pendant le temps de ses règles, car il n’y avait rien de tel pour rendre les couches stériles ». Bien que l’on dise ne plus croire à « ces histoires-là », on ne manque pas de faire remarquer qu’il ne faut pas prendre de risques si l’on vient à parler de ce sujet. Les menstrues n’interviennent pas sur les émulsions crues, tels lait, laitages, beurre, pourtant réputées de stabilité fragile. Cependant, les préparations à base de lait, lorsqu’elles sont chauffées, peuvent tourner, changer d’état, si le temps est à l’orage, si les femmes ont leurs règles.

En se référant aux chapitres sur la cuisine et les traditions culinaires féminines, les menstrues interviennent surtout, et intensément, dans le domaine des produits préparés par les hommes: le vin, et sur les produits en fermentation salés ou fumés, pâtes levées, laits fermentés ou en émulsion, sauces, crèmes, en gestation, en quelque sorte.

Yvonne Verdier l’ a bien saisi le rapport des menstrues s’opposant au processus rappelant une fécondation. On peut, en effet, lire les interdits du temps des règles comme autant de moments conçus comme des processus contraires à la naissance. « Pendant leurs règles, elles-mêmes n’étant pas fertiles, les femmes entravaient tout processus de transformation rappelant une fécondation » : pensons aux neufs en neige, aux crèmes, aux émulsions, aux sauces, au lard, à tout ce qui doit « prendre ». Leur présence ferait avorter toutes ces lentes gestations que figurent le lard dans le saloir, le vin dans la cuve, le miel dans la ruche. Ce sont avant tout les produits préparés par les hommes qui sont menacés par la magie des menstrues féminines.

« La femme en menstrues a la fièvre », « Elle est un peu sorcière. » Elle apparaît malade, en quelque sorte, et brûlant d’un feu intérieur qui la rend stérile et dangereuse. Le contact même de son haleine est néfaste. « La mayonnaise, c’est par le souffle qu’on la fait tomber, quand on a ses règles. Moi, je l’ai expérimenté chaque fois, parce qu’on a le souffle trop chaud (voir note 29). » Ce feu intérieur l’oblige à rester au chaud, et surtout à éviter l’eau, l’eau froide et tous les travaux où elle intervient en quantité, lessive, laver les cheveux… L’interdit de baignade ou de lavage de cheveux se prolonge dans celui de la consommation des glaces. Les jeunes filles transgressent souvent ce vieil interdit de l’eau mais le remplacent par la peur de voir les règles s’arrêter, se tarir.

En ce sens, la femme en menstrues fiévreuse est du côté des femmes diaboliques qui fréquentent la mort. La chaleur intérieure qui l’habite la rend maléfique; on croyait autrefois que les « idiots » avaient été conçus durant les règles de leur mère. La femme subit alors des pulsions électriques, sources d’effets magiques , croyance semblable au pouvoir magique tabou dû à l’initiation mystique menstruelle. De plus, la femme menstruée est par analogie comme un animal en chaleur, elle affole les sens. Preuve supplémentaire de la grande peur conséquente, le sang cataménial entre dans toutes sortes de charmes magiques. Les plantes et les animaux sont soumis à ces influences, soit qu’ils les redoutent, soit qu’ils les recherchent.

De ce fait, cette femme cache ses « périodes » aux hommes. « Moi, je me méfie des femmes, elles sont toutes sorcières quand elles ont leurs périodes; alors je n’en veux aucune au cochon, de la plus jeune à la plus vieille. » Au début du siècle, les femmes étaient décrites menstruées jusqu’à soixante ans : « Ma mère avait encore ses règles avant de mourir, comme elle ne mettait rien (aucune protection) et qu’elle portait ses grandes culottes fendues, de novembre à mars, pour le froid (voir note 29) ! »

Autre conséquence, la femme purifie en secret son linge souillé. Elle lavait autrefois ses « linges à part » ; en attendant ce jour, ils étaient conservés dans la cave, puis elle jetait l’eau au potager, sur le tas de fumier végétal. « Mais jamais ma mère ne descendait ses linges (des menstrues) au lavoir. » Cette attitude générale dans la France traditionnelle a été remplacée par une formule analogue, celle d’utiliser des garnitures périodiques jetables.

Pour les femmes, le danger du sang des menstrues est complété par celui de la femme enceinte, qui n’a plus ses menstrues, ou de la femme en attente de ses « retours de couche » (environ quarante jours après l’accouchement). Le sang menstruel est à l’origine de pronostics féminins: avoir ou ne pas avoir ses règles. Ne pas avoir ses règles fut avant les méthodes contraceptives la pire des tourmentes féminines. L’attente des menstrues et la peur d’être enceinte sont toujours la cause de plus d’une saute d’humeur féminine.

Les femmes enceintes sont alors le siège d’une imagination qui les rend créatrices, selon la parole de Paracelse: « La femme, dans son imagination, est donc le maître d’œuvre et l’enfant, le mur sur lequel s’accomplit l’œuvre… l’imagination féminine ressemble à la puissance divine, ses désirs extérieurs se reproduisent sur l’enfant . »

L’ « envie » est donc le signe, parfois le caprice fait loi. Les envies de femmes enceintes provoquent une marque ineffaçable sur le corps de l’enfant. Ses peurs et ses joies feront des enfants laids ou beaux. « Le droit de la femme enceinte est dicté par ses envies et lui accorde une place primordiale dans la société villageoise. »

Autre marque qui la place du côté des « femmes insolites et dangereuses », le masque de grossesse, masque naturel qui annonce souvent des naissances féminines.

Envies, masque, règles font de la femme une femme possédée par un pouvoir surnaturel, que l’éducation chrétienne reconnut comme un pouvoir mystérieux, diabolique. La femme est, dès lors, sortie du temps normal de la communauté. Elle vit à contretemps, comme les forces invisibles de l’au-delà de la vie. Ce contretemps se manifeste par des envies de fruits d’été en hiver, des interdits de lavoir.

Des sensations anormales, sans cause visible: grande peur, grande nervosité, grande fatigue, grande faim accompagnent ce temps. Des interdits de fréquentation des hommes, et des lieux dits masculins, comme la cave, prouvent que la complémentarité homme-femme est dès lors rompue. La femme enceinte est, comme la femme menstruée, une recluse promue à une nouvelle initiation mystique: la maternité.

Leurs « sens désorientés » vouent ces femmes à vivre à l’intérieur des maisons. « Même leurs vêtements ne sont pas séchés dehors, on aurait eu peur, autrefois, que les démons ne les accaparent pour les perdre; rien d’elles ne devait sortir . »

Ces femmes menstruées, enceintes ou en relevailles, sont des recluses, « qui se retrouvent entre femmes, à l’écart des hommes qui se méfient». Le livre V montre que le calendrier paysan traditionnel situe le temps des accouchements en saison hivernale, temps où les femmes s’occupent aux veillées à l’intérieur des maisons. C’est l’époque de l’année où elles attendent les naissances, en travaillant tard la nuit. Il s’agit d’un contretemps par rapport à 1a saison chaude. Le calendrier traditionnel qui fêtait autrefois la purification de toutes les femmes menstruées à la chandeleur (2 février), relevailles de la Vierge, marque ainsi la fin du temps où l’on pratique les veillées, où l’on reste à l’intérieur des maisons. L’année paysanne est rythmée par les temps « portes de l’année » où les forces magiques doivent intervenir. La femme en menstrues, en relevailles est, comme la terre, morte parce que stérile, proie des Invisibles qui l’habitent durant cette mort passagère. Elle appartient au monde de l’Invisible et de la mort, qui a pour correspondance directe l’hiver, le sous-terre, les morts, et pour correspondances complémentaires la saison chaude, la végétation, la vie et la prospérité.

DOUZE ANS, L’ÂGE DE LA PREMIÈRE INITIATION

Dans le cadre de la France traditionnelle, les premières menstrues sont également conçues comme un temps mystique. A l’égal des jeunes filles des autres continents, la fillette de douze ans est une initiée. Le caractère individuel de la ségrégation dépend du moment où apparaît le sang cataménial et explique aussi l’impossibilité de réduire cette variante à un rite unique pour toutes les jeunes filles. L’individualité de cette initiation explique, en partie, que les initiations féminines de puberté soient moins connues que celles des garçons.

Cependant, les jeunes filles « formées » les unes après les autres finissent par former elles-mêmes un groupe qui s’instruit par lui-même sur les secrets cataméniaux, ceux de la sexualité et de la fécondité. Ce groupe dépend d’une classe d’âge; autrefois, les rosières et les reines de mai étaient recrutées dans la classe des fillettes ayant douze ans. Cet âge représentait, à la campagne, l’âge où la fillette, vierge et formée, était une puissance porteuse de vie à venir. C’était aussi l’âge où elle entrait dans le groupe des femmes pour apprendre à coudre, à tricoter et broder les marques sur son trousseau.

« Pour les filles, parallèlement à la leçon de tricot aux champs existe un apprentissage de couture scolaire, et elles sortent de l’école vers douze ans, avec pour bagage sinon le certificat d’études, du moins deux objets: la  » pièce  » et la  » marquette « . » Ce mode d’éducation scolaire a pris le relais des traditionnelles séances de broderie, tissage et filage durant les veillées paysannes. Il est intéressant de signaler que c’est toujours à cet âge que la fillette trouve la marque de son individualité. En effet, la marquette est un « petit carré de canevas où les petites filles brodent au point de croix – le point de marque l’alphabet de A à Z et les chiffres de 1 à 9 avec le zéro au bout… la marquette est un objet personnel où chaque fille brode à la fin de la série des lettres et des chiffres, comme pour montrer quel en sera l’usage, son nom et son prénom, ainsi que l’année de la réalisation du chef-d’œuvre et parfois son âge: « fait par moi… âgée de 12 ans ». Yvonne Verdier voit en ce signe la page d’écriture et de calligraphie nécessaire à la bonne éducation de cette époque. Au-delà de cette apparence, il s’agit aussi de la preuve de la sexualité reconnue de la fillette formée. Garante du signe de la transformation biologique, la marquette écrit en fil de couleur rouge « l’année des règles », qui correspond à la douzième année lorsque l’on commence à marquer son trousseau de mariage des initiales. D’ailleurs, « avoir ses marques » fait métaphoriquement allusion aux menstrues.

Autrefois, les premières pièces du trousseau à ourler ou à marquer figuraient un changement de vie complet pour la fillette. Les premières règles en avaient donné le signal. Les poupées étaient reléguées au rang des objets inutiles; les mères interdisaient aux fillettes ces jeux. Elles leur donnaient de nouvelles responsabilités : garder des enfants, faire les achats et tous les travaux d’aiguille, y compris le repassage. La préparation du trousseau et l’arrivée des menstrues constituaient le premier pas de la jeune fille dans sa future vie de femme. Alors qu’à la belle saison elle avait autrefois « le droit de jouer » avec les garçons de son âge « au papa et à la maman » dans le bois ou les vergers, en construisant des cabanes de branchages dignes des émules d’Artémis. Dès lors, ces jeux sont interdits, elle n’a plus que le droit d’apprendre son métier de future épouse. Elle passe dans la classe d’âge des adolescentes .

AVOIR SES RÈGLES ET RENTRER DANS LE CLAN DES FEMMES

L’initiation de la jeune fille se termine par l’adhésion totale à un groupe défini, le « clan des femmes et ses problèmes ». Bien sûr, au début de ce siècle, pour la « fille formée », cette étape ne permet pas d’accéder à la sexualité-conception, si ce n’est sous une forme de possibilité ajournée, contrôlée par la virginité.

Cependant, la jeune fille sent alors qu’elle fait partie du groupe des femmes; elle partagera la a malédiction des règles », par un « silence total, toujours fréquent », une liste d’objets que l’on doit cacher parce qu’ils sont sales, et des gestes que je qualifie de silencieux, car ils sont faits pour dissimuler une situation ressentie comme une tare, aux yeux des hommes. Le silence des familles sur le sang féminin porte le sceau du secret de l’initiation biologique. Ces affaires de femmes se traitent entre femmes et inspirent toujours de la gêne dans le groupe masculin.

Entre les menstrues et les silences exigés, le groupe des femmes entretient des relations d’entraide, de conseils, de soins, qui resserrent, dans la complicité, les liens du groupe. Ils se resserrent de la même façon lors des maternités et des accouchements.

Si la contraception par pilule permet, de nos jours, de contrôler le temps des règles, de les suspendre, même, et d’arrêter la fécondité féminine, le premier résultat souhaité par les jeunes filles est la disparition du sang cataménial. Le deuxième est la possibilité de contrôler les naissances. La tare ancestrale peut être gommée, les femmes peuvent être semblables aux hommes, cependant la peur de la transgression résiste. Les femmes ont peur des pilules contraceptives et de leurs effets médicaux à plus ou moins long terme.

Le sang cataménial, présent ou absent, est le lien qui unit la société secrète féminine et lui donne son pouvoir. La peur de ce sang franchie, les femmes puisent dans cette expérience renouvelée des connaissances sur leur corps, leur santé. « Le sang, c’est la dernière citadelle des femmes: celle qui témoigne encore de leur pouvoir sur la vie . » La femme sait compter avec son corps, les rythmes, les saisons, les lunes, car les magies féminines passent par les transformations dues au temps. La plus grande des transformations féminines est celle qui va des « fleurs aux fruits », par le sang cataménial.

LE CADRE DES MYSTÈRES FÉMININS LE CYCLE DES VEILLÉES

A la suite des premières menstrues, qui ressemblent à une initiation secrète simulant un sacrifice, l’adolescente promue au rang de femme pouvait, autrefois, entrer dans le rang des fileuses de destinée et rejoindre, dans les veillées, la grande réunion des femmes.

Il y a d’ailleurs tout lieu de penser que la classe d’âge féminine regroupait chaque année, parmi les filles, celles qui étaient réglées, au moment de l’ouverture des veillées, début novembre, afin de les initier progressivement au savoir féminin et à la vocation d’épouse, comme il y a encore une dizaine d’années, en préparant le trousseau. « On commençait à préparer le trousseau lorsqu’on avait eu les premières règles. » L’entretien d’un linge brodé et d’un blanc immaculé figurait la preuve de bonne conduite indispensable aux futures épouses. En effet, le linge immaculé est le corollaire de l’impureté menstruelle si difficile à laver. Le linge menstruel doit être manipulé avec des précautions spéciales. A Malacca, les femmes lavent leurs linges tachés dans des récipients spéciaux décorés de dessins destinés à réduire à l’impuissance les esprits malfaisants du sang. Les hommes doivent éviter de les regarder et affecter d’ignorer leur existence. Les jeunes filles bonnes épouses seront capables de contrôler les rites de nettoyage et de purification.

Le filage ou les travaux d’aiguille, de nuit et d’hiver, à l’écart de la lumière solaire, accentuent le caractère secret et ségrégationniste de ces activités. A ces occasions, les jeunes filles apprennent, sous forme symbolique, les formes spécifiques du devenir féminin. Filant le temps, tissant les existences humaines , elles comprennent le rôle de la lune, celui du fil, de la navette, qui en Hongrie a le même nom que l’organe sexuel féminin. Le chas de l’aiguille donnait lieu à des plaisanteries faisant par analogie référence à l’organe sexuel féminin. Ces rassemblements de femmes permettaient, comme au lavoir, d’apprécier les qualités des jeunes filles. Ils servaient également à faire circuler les informations et les projets, en particulier ceux du mariage.

LA SOLIDARITÉ SYMBOLIQUE ENTRE FILAGE ET SEXUALITÉ

La solidarité symbolique entre filage et sexualité permet d’imaginer que les jeunes filles jouissaient d’une liberté prénuptiale et que les rencontres avec les garçons avaient lieu dans la maison où les jeunes filles se réunissaient avec leurs aînées pour filer. Au début du XXème siècle encore, la coutume était attestée en Russie. Notons également, en Suisse, en Europe germanique, en Suède, le kiltgang , et en Alsace le schwammen qui permettaient aux jeunes filles et aux garçons de coucher ensemble du samedi au lundi et l’hiver, lorsqu’ils étaient en âge de se marier . Ces coutumes remettent en question la soi-disant liberté des jeunes filles au XXème siècle et les confusions de sens entre liberté et libertinage.

En somme, les jeunes filles apprenaient à être des femmes, tout en songeant à leur futur partenaire. Dans cet état d’esprit, les rituels de dônage au cours des veillées prenaient un sens plus profond. Tous les témoignages régionaux s’accordent pour décrire les veillées comme le moyen de susciter et de favoriser des relations courtoises entre le groupe des jeunes gens et des jeunes filles : « L’un des tableaux classiques de la veillée est celui de la jeune fileuse auprès de qui est assis son galant. » En Alsace, la coutume des dâyements ou dâyages montre une nette séparation entre le groupe féminin des veillées à l’intérieur des maisons et le groupe masculin qui se trouve à l’extérieur. Les dialogues s’engagent de l’intérieur, parmi les femmes rassemblées, vers l’extérieur, et les énigmes et devinettes permettent, sous la forme discrète de « Vente d’Amour », de présenter les offres des amoureux aux jeunes filles par l’entremise des plus âgées.

En fait, il s’agit bien de la complicité, de l’aide et de l’adhésion de la totalité des adultes féminines pour mener à bien le rituel de fécondité. Expérience religieuse féminine et archaïque, ce rituel doit entraîner le renouvellement des énergies sur le plan de la fertilité universelle. Jouant la destruction avant la construction, le désordre avant l’ordre nouveau, l’intrusion des garçons masqués, dans les veillées, simulait les forces antagonistes des deux groupes qui devaient devenir complémentaires.

LES RYTHMES FÉMININS

L’activité périodique de l’ovaire et de l’utérus produit une ponte ovulaire vers le quinzième jour et se termine vers le vingt-huitième jour par un flux de sang, la menstruation. Elle correspond à un cycle de quatre semaines, permettant d’établir des séries de pronostics et de liens analogiques qui, autrefois, dépendaient d’un vieux savoir féminin.

La lune règle le flux et le reflux des marées; la lune croissante ou décroissante règle la croissance des plantes, la mise en terre des graines ou la taille des branches; généralement, les pousses et semis, la taille des jeunes arbres sont conseillés en lune montante, la taille des vieux arbres, la taille en général, en lune décroissante.

La croyance critique devint proverbiale et longtemps répandue que « les jeunes ont leur mois en nouvelle lune et les vieilles au contraire en pleine lune ou décroissante ». Aristote précise « Le déclenchement des règles se produit à la fin du mois. Aussi certains faiseurs de mots affirment-ils que la lune est de sexe féminin parce qu’il y a coïncidence entre les règles des femmes et le décours de la lune et qu’après les règles et le décours, les femmes et la lune deviennent également pleines! »

Saintyves analyse l’influence de la lune sur les rythmes féminins, mais il se fait l’écho des opinions savantes et masculines qui depuis longtemps s’intéressent à ce mystère. Après Aristote, ils construisent des hypothèses sur les impossibles accords entre les règles obéissant aux rythmes individuels et le rythme mensuel de la lune. Pour mieux comprendre ces cycles, il faut lire les vieilles conceptions féminines qui survivaient dans les réunions entre femmes, comme en porte témoignage l’Évangile des quenouilles .

Figure 1

Enfin, ce savoir doit être analysé grâce au code d’analogie (voir figure 1). La femme ne suit pas la lune, elle est comme la lune. Elle a son rythme de vingt-huit jours qui passe par une lune pleine au quatorzième jour du cycle. Cette pleine lune féminine correspond à l’assurance de fécondité; ce qui fait dire que lorsque la lune, c’est-à-dire le mois féminin, est pleine, la femme est pleine, féconde. A l’opposé du milieu du mois féminin qui correspond à sa pleine lune, l’éclipse de lune correspond aux fonctions de stérilité qui culminent avec les flux menstruels. Par analogie, la femme est alors, comme la nouvelle lune ou l’éclipse de lune, dans un cycle d’ombre, de mort, de stérilité. D’où une nouvelle explication de l’expression: « C’est à la même époque que les femmes ont leurs évacuations épuratives et que la lune a son décours, et qu’après l’écoulement et le déclin les femmes et la lune deviennent pleines à nouveau. » La femme est pleine, au milieu de son cycle, comme la lune l’est au milieu de son cours. Femmes et lune sont pleines quand elles réfléchissent les ardeurs mâles et solaires, elles sont dans l’ombre et maléfiques quand il y a éclipse de lune. Les enfants ne peuvent être enfantés au temps où leur lune « fait défaut », qui est lorsque les menstrues coulent aux femmes . « L’enfant né d’une telle union est malheureux dans toutes ses entreprises :  » C’est pisser contre la lune.  » »

D’autre part, les sages-femmes connaissent toutes les rapports entre la lune et les accouchements; un changement de lune apporte un changement par rapport à la période précédente, pour le sexe des enfants à naître. On croit encore que les filles naissent dans le décours de la lune et les garçons en lune montante.

Sur le plan cosmique, le Soleil, par l’entremise de Jupiter, est en rapport avec l’aspect masculin. La Lune, elle, est en relation avec Junon, dont le nom évoque les rajeunissements successifs de sa force lunaire. Elle est aussi appelée Lucina, par référence à sa lumière.

Souvent invoquée par les femmes au moment des enfantements, elle est censée les faciliter

Astres qui fournissez votre course admirable, Lune aux enfantements propices et favorables . Concevoir en jeune lune fait un enfant de sexe fort.

Les rythmes féminins sont normalement associés à la lune, et parmi ceux-ci, le principal rite, l’accouchement, est placé sous la protection de l’astre qui préside à ces cycles. Ce n’est cependant pas dans ces rythmes que le savoir populaire féminin a pu trouver ses plus grands effets.

Plus communément, les femmes établissaient des pronostics sur leurs chances personnelles, à partir du calendrier de leurs menstrues. Leur rythme mensuel régulier était tout d’abord un « brevet de bonne santé ». Leur comportement se mesurait à une attitude de sagesse en fonction des phases de la lune .

Pendant la nouvelle lune et la lune croissante, la femme doit être prudente dans ses propos, réfléchie, discrète. A la pleine lune, elle doit maîtriser son ambition, son imagination, sa nervosité. En lune décroissante, elle est sujette au découragement, et doit ménager ses forces (voir note 47). Ces aspects sont renforcés par l’arrivée des menstrues en telle ou telle phase.

Si les périodes arrivent tel ou tel jour de la semaine, on peut faire des pronostics sur les chances du moment, aussi s’il s’agit de jours pairs: lundi est jour des pleurs, mardi des nouvelles, mercredi des affronts, jeudi des petits ennuis, vendredi de la tristesse, samedi des visites inattendues, dimanche de grande consolation . Si le jour est impair, lundi est le signe d’une déclaration d’amour, mardi d’un cadeau, mercredi d’un rendez-vous, jeudi d’une surprise joyeuse, vendredi d’une lettre, samedi d’une proposition, dimanche de joie et triomphe (voir note 48).

De véritables calendriers existaient autrefois, établissant des relations avec certaines fêtes et l’arrivée des menstrues. Ainsi, si le mois féminin commence le 1er janvier et s’il s’agit d’un dimanche, le bonheur est assuré pour tout le mois. Les rythmes menstruels, lorsqu’ils commençaient le 3 ou le 7 du mois, étaient le signe d’une grande harmonie des mondes. Cette sagesse populaire féminine classe l’harmonie universelle selon un ternaire représenté par :

– les trois mondes: ciel, terre, eau; – les trois plans: divin, naturel, physique; – les trois temps: passé, présent, avenir; – les trois règnes: animal, végétal, minéral; – les trois états : gazeux, solide, liquide .

Le chiffre 3, favorable, représentant de l’harmonie, peut justifier des retards ou avances de règles de un à trois jours. Au-delà, il y a anormalité. Les jours de la semaine représentent l’harmonie sous le signe du septénaire, et annoncent des relations privilégiées selon le jour d’apparition des règles :

– le dimanche, jour du Soleil, représente le mari et le père; – le lundi, avec la Lune, est le signe d’amitiés féminines, de fécondité-fertilité, et récoltes; – le mardi, jour de Mars, représente l’amant, l’amoureux; – le mercredi, Mercure est en relation avec les enfants nés ou à naître; – jeudi, Jupiter est le jour du patron ou des gens influents; – vendredi, Vénus est le signe d’amour, d’amitié, de charité; – samedi, Saturne est en relation avec les vieilles gens et l’entourage de personnes âgées (voir note 48).

Ainsi, selon le premier jour d’apparition des flux cataméniaux, des prévisions et pronostics sur les chances des jeunes femmes s’établissaient. Ces connaissances visaient à calmer l’angoisse et l’inquiétude naturelle en ces jours de perturbations physiologiques. Les conseils des femmes plus âgées répétaient d’ailleurs qu’il fallait « être confiante pour éprouver le bonheur », que « les difficultés ne sont pas insurmontables », qu’ « aucun cas n’est désespéré », et qu’enfin « la chance et l’intuition » sont comme une « baguette magique ».

Il semble que le sang cataménial ait été considéré comme à l’origine de l’intuition féminine, décuplée ces jours-là. L’analogie avec les rythmes lunaires garants des succès explique ces traditions de pronostics propres aux milieux féminins et destinés à favoriser et maîtriser la chance et la vie des femmes. Ces savoirs s’estompent puisqu’ils ne sont plus utilisés; cependant, ils éclairent les origines du pouvoir féminin. Ils établissent le rôle de l’intuition des femmes, source de connaissances permettant l’équilibre fondé sur les rythmes cataméniaux et la lune. Ces connaissances, qui ont leur origine dans un lointain passé, mériteraient le respect de la recherche scientifique et médicale, qui oublie trop souvent de replacer le corps féminin dans l’univers de relations où il peut trouver ses analogies, garantes d’équilibre.

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Si le sang cataménial est devenu source de danger, c’est avant tout parce que le pouvoir qu’il transférait pouvait menacer les hommes. C’est surtout parce que la femme en menstrues est, telle une morte, chargée de la puissance des forces invisibles qui peuvent saper l’organisation visible des humains. Ce n’est pas par hasard que les codes religieux placent l’impureté du côté des femmes en menstrues et donnent l’exclusive de la prêtrise aux hommes. Les découvertes scientifiques, par l’entremise de la contraception féminine, suppriment les menstrues, gomment les différences entre hommes et femmes, placent ces dernières dans un univers uniforme. L’uniformité cesse cependant devant la conception d’enfants, dernier bastion du pouvoir féminin.

Le sang cataménial est à la base des magies des transformations féminines. L’étude des métaphores et des euphémismes révèle que ce sang est secret, comme celui de la première initiation des jeunes filles. Mort symbolique, les règles menacent les gestations produites par l’industrie des hommes. Il faudrait, pour mieux comprendre la fonction initiatique essentielle des menstrues, considérer les pratiques sexuelles et notamment celles qui transgressent l’interdit de la période cataméniale. Et, pour clore cet aspect de la recherche, on peut envisager que la période des menstrues est un privilège pour les femmes vivant ainsi des expériences initiatiques et un repos mensuel mérité.

Les ethnologues ont souvent quelque peu oublié de mentionner ce que les femmes pensaient de leur réclusion. Les jours de solitude passés dans la loge menstruelle en jeûne et purification sont de réelles vacances. Débarrassée de ses activités, de ses prérogatives sociales, des sollicitations des hommes, la femme peut se consacrer à elle-même. Cette période est également propice à la préservation des valeurs spécifiquement féminines. Dans les aires européennes et extra-européennes, les rites du sang cataménial confortent la magie essentielle: transformer une femme stérile en femme féconde, les femmes faisant des prévisions et des transformations leur art personnel.

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1 Esther Harding, Les Mystères de la femme. Paris, Payot, 1976, traduction de l’ouvrage Woman’s Mysteries paru à New York. L’auteur porte un témoignage de psychologue à partir notamment de références anthropologiques. En présentant certains archétypes de la psychologie féminine, elle relie les expériences récentes de la psyché individuelle aux racines les plus profondes des civilisations. Disciple de C.G. Jung, elle analyse le principe féminin, ses caractéristiques et son symbole maintenu à travers les âges: la lune, afin de mieux comprendre la situation des femmes et son devenir.

2 Michel Maffesoli, L’Ombre de Dionysos. Paris, Méridiens-Anthropos, sociologies au quotidien, 1982.

3 Paola Tabet dans son article:  » La procréation comme travail « , dans l’ouvrage collectif: Côté femmes, approches ethnologiques. Paris, L’Harmattan, 1986.

4 F. Edmonde Morin, La Rouge Différence ou les Rythmes de la femme. Paris, Seuil, 1982. Dans un ouvrage plein de finesse, l’auteur pose le problème fondamental par l’intermédiaire de témoignages d’hommes et de femmes, le désir de la femme  » libérée  » par la contraception est-il affranchissement ou domestication? Dans le chapitre,  » Les hommes et les règles « , elle expose les opinions des hommes révélant la trace des interdits anciens, le silence, la peur, l’angoisse, la joie de ne pas être de l’autre sexe, la femme incarnant l’idée que le corps est sale, mais en même temps mystère, fascination et transgression du tabou des règles durant l’acte sexuel qui renvoie aux qualificatifs progressistes libérés ou réactionnaires ancestraux, selon que l’angoisse ou le dégoût auront été surmontés.

5 Mircea Eliade, Naissances mystiques. Paris, Gallimard, 1959, p. 165.

6 La bibliographie en annexe de l’ouvrage de Fritz Wosselmann, La Menstruation… (l’Expansion scientifique française, 1936), fait le point sur les ouvrages médicaux nombreux sur ce thème dans la première moitié du siècle. Depuis, l’intérêt est reporté sur un autre sujet : la ménopause. Ce livre fait également état de recherches ethnologiques sur ce thème. La documentation est surtout empruntée à l’ouvrage de J.G. Frazer, The Golden Bough ( » Étude sur la magie et la religion « ), 1903; B. Malinowski, La Vie sexuelle des sauvages du nord-ouest de la Mélanésie, 1930. Elle cite aussi des travaux de folklore et de religion comparée, p. 74.

7 Ambroise Paré, cité par F. Wosselmann, op. cit.

8 Jocelyne Bonnet, Sagesse paysanne et ordonnance des représentations du monde, thèse de doctorat d’État ès lettres et sciences humaines, université de Nice, 1986.

9 Robert Briffault, The Mothers, trois volumes, New York, MacMillan and Co, 1927. Bibliographie et documentation abondantes, en particulier pour les lecteurs intéressés par la lune et ses mythes, vol. Il, p. 430-432.

1O H. Jeanmaire, Dionysos, histoire du culte de Bacchus. Paris, Payot, 1970, p. 209.

11 La Grande et 1a Petite Ourse, voisines du pôle arctique, sont aussi appelées Grand et Petit Chariot ou encore Char d’Arthus ou de David. Ces constellations enferment l’étoile Polaire. Elles représentent par analogie une roue, un chariot, éléments qui tournent autour du pôle: axe immobile, tète et milieu du ciel qui dans la mythologie grecque est un bouclier, une montagne.

12 D’après le mythe grec, Zeus s’éprit de Callisto, fille d’un roi d’Arcadie, alors qu’elle chassait en compagnie d’Artémis. Héra, jalouse, transforma Callisto en ourse. Zeus pour protéger son amante enleva l’ourse et la plaça parmi les étoiles, ainsi que l’enfant auquel elle donna naissance: Arcas. Ils devinrent la Grande et la Petite Ourse. Furieuse de cet honneur, Héra persuada le dieu de la mer d’empêcher que ces ourses descendent se baigner dans l’Océan comme le font toutes les étoiles. De toutes les constellations, elles sont les seules à toujours demeurer au-dessus de l’horizon et comme telles elles servent de repères et de moyens de mesure notamment pour la navigation. Selon les traditions grecques, ces étoiles sont toujours vierges car elles ne se baignent jamais, le bain étant considéré comme un rite prénuptial fécondant.

13 F. Wosselmann, La Menstruation… op. cit., p. 75

14 F. Wosselmann, op. cit., p. 72.

15 F. Wosselmann, op. cit., p. 23.

16 Seligmann, cité par F. Wosselmann, p. 24

Aristote, Histoire des animaux, Paris, Les Belles-Lettres, 1969. VII, I-581.

Les Bagandas dénomment mariage la première apparition des menstrues, la menstruée est alors appelée. l’épouse. J. Roscoe,

The Baganda. Londres, MacMillan and Co, 1911, p. 80.

J.G. Frazer, Le Rameau d’or, t. I, Paris, Laffont, 1984, p. 7-10.

J. MacDonald, r Manners, Customs, Superstition and Religions of South African Tribes *, in Journal of the Anthropological Institute XX 1891, p. 118.

C.W. Hobley, Ethnology of A-Kamba and Other East African Tribes, Cambridge, University Press 1910, p. 65.

C. Gouldsbury et H. Sheane, The Great Plateau of Northern Nigeria. London, Arnold 1911. p. 158-160.

H.A. Junod, The Life of a South African Tribe. Neufchâtel, Attinger 1912-13, p. 113.

Sur ce thème, voir J.G. Frazer, op, cit., chap. II.

S. Gason, in Journal of the Anthropological Institute XXIV, 1895, p. 171.

Pline, Histoire naturelle, VII, 64, XXVIII, 77, XII,

J.G. Frazer, op. cit., p. 62.

F. Edmonde Morin, op. cil., p. 64.

Informations relevées en Alsace entre 1975 et 1985

Yvonne Verdier, Façons de dire, façons de faire, la laveuse, la couturière, la cuisinière. Paris, Gallimard, 1979, p. 37.

Menstrual Taboos – Matriarchy Study Group. London (s.d.)

Paracelse, les oeuvres médicales.

Voir note 29, attitude générale en France.

Y. Verdier, op. cit., p. 177

Idem, p. 180.

Des informatrices ont précisé qu’après leurs règles, ou après dix ans, elles confisquaient les poupées de leur fille et les interdisaient de jeux dans les champs et les vergers, transformés en travaux pratiques ménagers à la maison. Enquêtes personnelles en Alsace, 1978-1980.

F.E. Morin, op, cit., p. 188.

M. Eliade, Images et symboles. Paris, Gallimard, 1952, p. 120.

A. Van Gennep, Manuel de folklore français contemporain. Paris, éd. Picard, 1943, t. I, p. 262.

J.-L. Flandrin, Les Amours paysannes XVI°-XIX°. Paris, Gallimard, 1975, p. 124. Ces coutumes étaient bien vivantes à la fin du XIX` malgré la lutte des autorités religieuses.

A. Varagnac, Civilisation traditionnelle et genre de vie. Paris, Albin Michel, 1948, p. 97.

Aristote, op. cit., VII, II.

P. Saintyves, L’Astrologie populaire. Paris, Nourry 1939.

Évangile des quenouilles. Éd. Jarret, 1450, p. 81.

P. Saintyves, op. cil., p. 205.

Plutarque, Questions romaines.

E. Morgane, La Femme sous les rayons des luminaires. Paris, Prima (s.d.), p. 36.

Athena, Le Secret de la femme, les mois féminins, présages pour chacun des 365 jours de l’année. Paris, Prima, 1950.

ID., ibid., p. 85

3 réflexions au sujet de « La Terre des Femmes et ses Magies »

  1. Nous sommes au XXIeme et la publicité continue

    SCA Hygiene Products fait de la publicité pour Nana et sur 5 ans ils n’ont trouvé que 1.000 femmes pour nous dire que 1 sur 5 a des FUITES !!!

    Seules 116 avis ont été donnés, on se fiche de nous.

    Une publicité vengeresse ?
    la publicité présente des images de femmes aux corps salis.

  2. Merci pour ce site très riche et le travail que vous faites pour que la femme retrouve enfin toute sa dimension.

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